« Éloge de l’oubli, rupture et répétition »

Comme beaucoup d’autres sans doute, je dois d’abord dire que j’ai un problème personnel avec l’oubli. Alors je m’environne de prothèses de la mémoire; en général, c’est l’écriture; mais plus on s’environne de prothèses, plus on oublie. Et cette dialectique même est déjà significative du rapport entre la mémoire et l’oubli. La protestation de Platon contre l’écriture dans le Phèdre est une prise de conscience de cette spirale vicieuse en quelque sorte du rapport entre l’ensemble de nos mnémotechniques et l’oubli. Platon cependant ne donne pas qu’une image négative de l’oubli. Je pense par exemple à la fin de La République, dans le Mythe d’Er, où les âmes doivent traverser le fleuve du Léthè, le fleuve de l’oubli, et c’est d’une certaine manière la condition de leur liberté. C’est comme le voile de l’ignorance qui leur permet de recommencer autre chose, de ne pas être perpétuellement déterminés par ce qui précède; et on trouve encore ce thème chez Calvin avec la prédestination, chez Rousseau avec le contrat social ou chez Rawls avec le voile d’ignorance. Il y a donc une dimension positive de l’oublié, d’un oublié qui doit être maintenu, peut-être, en position d’oublié. Il ne faut pas toujours chercher à déchirer le voile d’ignorance, et cela est quelque chose d’important à mettre à la clé de notre réflexion. En même temps quand on voit Ulysse chez les Lotophages qui s’adonnent à la drogue de l’oubli, il y a certes une ambiguïté de l’oubli, que montre bien la figure du vin. Chez Platon, on se souvient peut-être de cet extraordinaire éloge du vin dans Les Lois, comme éloge de l’oubli. Mais le vin n’est pas toujours une introduction à l’oubli, puisque dans le film de Chaplin, « Les lumières de la ville », c’est justement chaque fois que le milliardaire boit du vin qu’il se souvient que Charlot, le mendiant, était cet ami qui lui avait sauvé la vie.

Cette ambiguïté du rapport entre la mémoire et l’oubli, je l’ai rencontrée pour ma part sur le thème du pardon, avec le fait par exemple que le pardon touche aussi à l’oubli des offenses. On dit parfois un peu rapidement qu’on pardonne mais qu’on n’oublie pas. Mais qu’est-ce que pardonner sans oublier? Sans que la mémoire des rôles tenus en soit bouleversée? Il est probable que la clémence, la mansuétude, le pardon supposent un certain oubli des offenses. Mais comment oublier les offenses et ne pas du même coup oublier les bienfaits, sombrer dans l’ingratitude, sombrer dans la méconnaissance des bienfaits? C’est un problème anthropologique fondamental que cette question du régime de la mémoire et de l’oubli, car il est homogène, et on ne peut pas toucher l’un sans l’autre. On ne peut pas non plus échanger des biens sans échanger aussi bien des violences. Ce sont des problèmes comme cela que l’on rencontre avec le pardon.

Aujourd’hui, en philosophie, l’oubli a mauvaise presse. On parle volontiers de devoir de mémoire, qui domine non seulement dans le champ politico-historique mais aussi dans celui de la philosophie. Pour Heidegger, la philosophie occidentale, c’est l’oubli de l’être. Et pour beaucoup de philosophes récents, c’est le cas: pour Husserl, l’Europe a oublié son eidos, son idée, son intention; et pour Derrida aussi il faut déconstruire la tradition, rouvrir la mémoire. Chez Platon lui-même d’ailleurs il y a quelque chose comme un oublié qu’il faut retrouver, et la réminiscence c’est bien cela: les idées se lèvent en nous à la manière d’un rêve, et l’anamnèse, cela revient comme d’un rêve, il faut retrouver ce que l’on avait oublié. Nous nous souviendrons de cela, parce que cela veut dire que l’oubli n’est pas seulement l’oubli des malheurs, mais parfois aussi l’oubli de quelque chose de fondateur, l’oubli de quelque chose de bon. J’ai un enfant qui pleurait une nuit, il y a quelques années, je vins lui demander: – “Pourquoi pleures-tu? C’était un cauchemar?”. Il me répondit: – “Non, c’était un beau rêve!” – “Pourquoi pleures-tu, alors?” – “Parce que je l’ai oublié!”. Il y aura donc un travail à faire pour distinguer les oublis, qu’ils soient négatifs ou positifs, et entre l’oubli neuronal, psychique, historique: il ne s’agit pas des mêmes oublis.

Mais commençons par le pardon. C’est par là que personnellement je suis entré dans ce thème de l’oubli. Le titre du volume d’Autrement que j’avais rassemblé et recueilli (“Briser la dette et l’oubli”), manifestait la situation ambiguë d’une pensée sur le pardon: le pardon est certainement une rupture avec le silence, et non pas un “on laisse tomber”. Il s’y agit donc d’une rupture, mais cette rupture se fait-elle avec le silence du ressassement ou avec le silence de l’amnésie, du mauvais oubli? Je dirais avec les deux. D’une part, il est important de rompre l’oubli de l’amnésie pour lever la mémoire, pour libérer la mémoire, pour briser justement l’amnésie comme refoulement traumatique, comme oubli malade. Il y a donc un nécessaire travail de mémoire, pour lequel Freud est un bon guide. Et d’autre part, il faut rompre la dette, parce qu’il faut rompre avec le ressentiment, qui peut devenir une infernale répétition où l’on ne peut plus que réagir à tout comme si c’était la même chose. C’est Nietzsche ici qui est le bon guide pour cette rupture avec le ressentiment: il n’y a pas que l’oubli qui peut être malade, la mémoire peut aussi être malade. Il faut donc rompre autant avec une mémoire malade qu’avec un oubli malade. Voilà le problème dans lequel j’ai rencontré le thème du pardon par rapport à la mémoire et à l’oubli. Et cela comporte une dimension éthique essentielle, c’est que le ressentiment est en quelque sorte ce qui nous fait répéter ce que l’on a subi. Le répéter contre nous-même ou le répéter contre d’autres, comme Marie Balmary l’avait bien remarqué.

Mais comment rompre à la fois l’oubli et la dette? Cela paraît absurde, et peut-on vraiment rompre avec les deux en même temps? Dans ce volume sur le pardon, j’énonçais ainsi la difficulté et presque l’impossibilité de la chose: “Le pardon est-il un oubli morbide, une amnésie, ou bien est-il une mémoire malade, un ressentiment infini? Comment est-ce que le pardon peut échapper au pur oubli ou au ressentiment déguisé? Entre les deux écueils, la voix du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible, il faudrait une parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante et pour effacer les mémoires malades et obsédées du ressentiment”. On me l’a dit, un jour: “Ce que vous demandez, c’est un miracle”. Et cela m’ennuyait beaucoup parce que justement je ne voulais pas donner trop vite dans le miracle. En même temps cela rejoignait des travaux que j’avais suivis et accompagnés de Ricoeur sur la narration par rapport au pardon, et par rapport à la mémoire. Et cela rejoignait une relecture récente de Walter Benjamin, celle proposée par Jeanne-Marie Gagnebin, aux éditions L’Harmattan (“Histoire et narration chez Walter Benjamin”). D’une part, en effet, il y a une rupture: il faut couper avec la narration toute simple qui ne suffit pas. Il y a quelque chose qui vient couper la narration, la suspendre pour la relancer autrement. Justement parce que l’oublié est ce qui revient d’un passé qui n’est pas passé, ce qui coupe la narration parce que c’est le “blanc”, il est décisif de tenir compte de la césure, de tenir compte du blanc. On ne peut pas simplement, au terme du travail de mémoire, dire: “on s’est souvenu, tout va bien, maintenant tout est raconté”. Car toute mémoire raconte en refoulant des choses qu’elle ne raconte pas; toute histoire est un tri, une sélection, comportant des césures. Mais on peut, à la manière de Benjamin, faire voir, faire sonner justement cette césure; il y a plus dans la césure que dans ce qui a été dit. C’est là qu’il y a le plus de douleur, quelque chose qui a été refoulé et qui était le plus important. Et d’autre part, c’est d’ailleurs Ricoeur dans Temps et récit qui disait que c’est à l’endroit de cette coupure, de cette césure, de ce blanc que l’histoire historiograhique ne peut pas entièrement combler, que la fiction opère ou survient. On a besoin de la fiction pour rendre tangible l’oublié, pour le représenter. Et nous retrouvons ici, mais par rapport au désastre, cette importance du voile de l’ignorance, qui est en même temps l’endroit ou l’écran pour une fiction de l’origine, pour une mise en scène de l’oublié, pour une fiction du blanc. Il faut bien marquer avec Ricoeur, la distinction entre l’histoire qui rend présent le passé absent et la fiction comme imagination qui rend présent un absent qui ne prétend pas dire le passé, mais rappelle seulement qu’il y a un oublié, et qui rend absent le présent, nous ouvre à un autre présent.

Ce qui m’intéressait chez Benjamin, c’est aussi cette observation que, de la même manière qu’il faut parfois oublier plusieurs fois jusqu’à ce que l’on se souvienne de quelque chose, il faut parfois se souvenir plusieurs fois (et se souvenir “complètement”) pour pouvoir oublier vraiment. Benjamin dit quelque chose comme cela, qu’il faut une répétition par la mémoire et par la narration, pour rouvrir dans le passé la possibilité d’un autre présent; cette narration qui essaye de raconter et de se souvenir complètement, en emportant dans son flot l’obstacle de la douleur, raconte tout jusqu’à cette guérison et cet estuaire où la mémoire se perd, et c’est justement l’oubli. Voici ce petit texte de Walter Benjamin , traduit par J.- M. Gagnebin: “Ainsi se forme la question: la narration n’est-elle pas le meilleur climat et la meilleure condition d’une guérison? Et si toute maladie était guérissable, en se laissant aller suffisamment loin jusqu’à son embouchure, en se laissant couler dans le flot de la narration? Si on considère la douleur comme un barrage, qui résiste à ce flot de la narration, on voit clairement qu’il sera brisé là où le courant de celle-ci sera assez fort pour balayer tout ce qu’il rencontrera sur son chemin, jusqu’à la mer de l’heureux oubli.” C’est très curieux comme image chez Walter Benjamin, cet éloge de la narration, qui loin d’être salvatrice et capable de faire parler tous les silences, va plutôt vers l’oubli. Mais l’oubli, ici, comprenons bien, c’est l’endroit où la répétition n’est pas traumatique. C’est pourquoi l’idée qu’il faudrait opposer “la rupture contre la répétition » ne convient pas ici; parce qu’il y a un endroit où c’est en répétant que l’on peut bifurquer autrement, que l’on peut trouver où l’on a mal bifurqué, rouvrir dans le passé la possibilité d’autres présents, d’autres futurs du passé. Ce geste-là, qui est le geste central de Benjamin, est important pour montrer comment la levée de la mémoire peut monter jusqu’à l’oubli jusqu’à “la mer de l’heureux oubli”.

Or, on a trouvé chez Nietzsche la fin d’un poème dans le préambule de Par delà le bien et le mal, où il dit: “Veux-tu voler, veux-tu être chez toi dans les hauteurs? Jette à la mer le plus lourd de toi-même! Voici la mer, et toi, jette-toi dans la mer! Divin est l’art d’oublier!” Benjamin était lecteur de Nietzsche. Parlons donc un peu maintenant de Nietzsche. Le problème, mon problème (mais je pense que je ne suis pas le seul), c’est que l’oubli est en philosophie, actuellement, une thématique entièrement dominée par Nietzsche. Je n’ai pas réussi à m’en sortir complètement. C’est Nietzsche qui a jeté dans la deuxième dissertation de La généalogie de la morale, les bases de cette idée et de cet éloge de l’oubli, dans lequel il va jusqu’à dire que la mémoire est l’échec de l’oubli. D’une certaine manière, c’est donc l’éloge d’un oubli vital, d’un oubli presque animal. A vrai dire, on trouve bien d’autres choses chez Nietzsche, comme par exemple au début de Ainsi parlait Zarathoustra, ce chapitre sur les professeurs de vertu, où un bon professeur de morale – ceci nous concerne tous ici – est quelqu’un qui enseigne à bien dormir, à bien oublier. Qui enseigne à oublier ce qu’on nous a fait de mal ou ce que nous avons fait de mal; qui nous enseigne comment faire pour oublier le mal commis ou subi. Nietzsche observe que ce professeur de sommeil est au moins quelqu’un d’honnête; mais pour lui c’est bien sûr l’indice d’une volonté de mort, d’ensommeillement, de néant déjà: c’est ici la face négative de l’oubli chez Nietzsche. Mais la face active, celle de La généalogie de la morale, est la plus forte, et c’est celle qui a été relue et développée par Deleuze dans son livre (La philosophie de Nietzsche, P.U.F). Il y distingue la conscience active et la conscience réactive, et justement le ressentiment, la mémoire malade, y apparaît comme une mémoire réactive. Voilà un passage du commentaire de Deleuze : “Supposons une défaillance de la faculté d’oubli, la cire de la conscience est comme durcie, l’excitation tend à se confondre avec la trace dans l’inconscient et inversement la réaction aux traces monte dans l’inconscient et l’envahit. Le ressentiment est une réaction qui à la fois devient sensible et cesse d’être agi: formule qui définit la maladie en générale.” Donc la conscience suppose pour agir qu’il y ait cette faculté active par excellence qui est celle de l’oubli. Voici le passage central chez Nietzsche (dans le début de la deuxième dissertation de La généalogie de la morale): « Voilà le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette: on en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans cette faculté d’oubli. » C’est un texte majeur quant à notre thème (et l’idée centrale en vient d’ailleurs probablement de Schopenhauer). On peut agir au présent, et on peut être présent, parce qu’il y a une faculté d’oubli qui est elle-même active. Ce qui est malade dans le ressentiment, c’est qu’on réagit non pas à la blessure ancienne mais à la cicatrice de la blessure que l’on ne cesse de rouvrir mais qui n’a plus rien à voir avec la blessure antérieure. On ne se souvient pas de la blessure, on se souvient du souvenir de la blessure. Mais dans le même temps, nous humains, trop humains, sommes obligés d’en passer par là. Parce que chez Nietzsche, cet oubli vital, cet oubli divin, cet oubli animal est en même temps un oubli préhumain. Le “Surhomme”, ou simplement l’homme “surmoral”, a traversé cette longue maladie et cette convalescence du ressentiment. Pourquoi faire? Pour créer une nouvelle faculté de mémoire, qui est la mémoire de la promesse. Cela est très bien commenté par Henri Birault, dans la préface à cette petite édition de la Généalogie de la morale chez Nathan: La mémoire du passé c’est le ressassement, c’est la mémoire des traces réactives; mais la mémoire de la promesse c’est une mémoire active. On peut arriver à une mémoire active, une mémoire de la promesse,  une mémoire non pas du ressentiment mais de l’assentiment.

C’est finalement la mémoire qu’il faut à l’enfant, à l’enfant des trois métamorphoses de l’esprit, l’enfant qui vient après le chameau, qui a accepté toutes les charges, toute la mémoire et toutes les dettes, et après le lion qui a rejeté tout ce poids. L’enfant qui vient alors et assume tout mais à la manière libre d’un assentiment qui dit le oui, le divin oui.

Rassemblons un peu ces réflexions post-nietzschéennes. Le ressentiment, c’est l’incapacité à oublier: comment oublier l’irréparable, comment s’en souvenir, c’est bien le problème. Quelque chose qui est proprement irréparable, on ne peut ni s’en souvenir ni l’oublier. Tout le travail de pardon, à la fois comme travail de mémoire et comme travail d’oubli, consiste à sortir de cette espèce de piège. La torture a justement pour but de créer quelque chose d’inoubliable, une obsession, une mémoire malade dans lesquels l’inoubliable soit en même temps ce dont on ne peut pas se souvenir tellement on s’y est identifié, au point justement qu’on ne peut ni l’oublier ni s’en souvenir complètement. Et on retrouve la même polarité dans les travaux de Nietzsche sur l’histoire, je pense à « la considération intempestive » dans laquelle il montre la pluralité des régimes d’historicité, des régimes de mémoire (monumentale, critique, archéologique etc). On retrouve d’ailleurs aussi ce genre d’enquête chez Pierre Nora à propos de diverses stratégie des mémoires: témoignage, historiographie, co-responsabilité symbolique des mémoires. Nietzsche distingue deux régimes d’histoire: une histoire malade, qui est l’histoire du ressentiment, et puis une histoire vivante et active (qu’elle soit monumentale, critique ou archéologique), une histoire capable d’agir et capable d’oublier, capable de faire la sélection, de faire le tri. Le rapport au présent n’est donc pas le même dans l’oubli animal et dans l’oubli humain et proprement historique.

Cette réflexion sur le présent, on la retrouve dans un livre tout récent, où là aussi c’est le présent qui compte: « Nous pourrions dire aussi bien que lorsqu’il s’agit d’oubli, tous les temps sont des temps du présent ». C’est un peu l’axe de ce livre de Marc Augé sur Les formes de l’oubli. Il fait semblant de partir du rituel africain, mais part surtout de la littérature occidentale, de manière assez convaincante. Il compare l’oubli chez Proust, chez Stendhal, et chez Julien Gracq, ou plutôt les stratégies du rapport entre l’oubli et la mémoire chez ces auteurs. Chez Proust, on oublie le présent, qui est le présent juste passé ou le passé proche, pour retrouver un passé antérieur, retrouver une sorte de passé simple et non composé. Dans la deuxième stratégie, on oublie le futur, on suspend le temps, on arrête le temps pour retrouver le présent, et c’est l’instant partagé, l’instant de bonheur entre l’amant et l’amante chez Stendhal (on oublie même qui on est, on oublie les rôles sociaux, un petit sous-lieutenant avec une grande dame). Troisième figure de l’oubli, chez Julien Gracq, on oublie le passé, on efface le passé, on rompt avec le passé, on ne se souvient pas du passé, afin de retrouver un futur et de pouvoir recommencer: il décrit le sentiment de départ qu’il appelle l’appareillage. Nous voici donc avec trois rapports au temps, trois rapports à l’oubli qui sont autant de rapports au présent. Peut-être en effet que ce qui est discutable dans la trilogie augustinienne des rapports au temps, c’est qu’elle oublie la disparité du présent; on sait bien qu’il peut aussi y avoir des rapports au présent purement instantanés mais qu’il peut y avoir des présents élargis, des présents épiques: un présent d’il y a trois mille ans peut être encore présent. Ici et là il ne s’agit pas des mêmes rapports au présent.

Et ce point est important par rapport à l’oubli et à la mémoire. La mémoire d’une bille qui reçoit une autre bille et qui renvoit son choc n’est pas la même que la mémoire d’un chien à qui on donne un coup de pied mais qui va le rendre autrement sans doute qu’une bille. Bien sûr il y a le choc physique, mais après il y a différents contre chocs. Un lichen et un humain ont des rapports différents à l’équation entre le passé et le futur, entre le reçu et le donné et c’est cela qui compte dans la définition du rapport de la mémoire et l’oubli. La mémoire c’est au fond la capacité à différer: la bille diffère peu, un lichen diffère déjà plus, le chien diffère plus encore. L’oubli, dirais-je alors, c’est la capacité à cesser de différer, c’est la capacité à rendre, à revenir à zéro en quelque sorte. Mais distinguons davantage les différentes formes d’oubli. Il y a d’abord un oubli physique, entropique, celui de l’érosion, des sédimentations, des salissures, de la poussière. Il y a un oubli biologique, neuronal, psychique, qui est programmé aussi génétiquement, avec des horloges génétiques, et qui comporte un rapport aux traces qui est un rapport biologique et non plus seulement un rapport physique. Si dans le premier sens l’oubli était entropique, dans cette négentropie qu’est le vivant, il n’est pas sûr que l’oubli soit simplement de l’entropie dans la négentropie: c’est probablement une connexion beaucoup plus complexe faite pour contrebalancer l’excès de négentropie. Il y a enfin une troisième forme d’oubli: l’oubli historique. Imaginons que la crise russe débouche dans une crise si grave, un tel traumatisme collectif, que l’on en oublie la roue. Mais justement, il y a assez peu de chance que l’on oublie la roue parce que les techniques sont cumulatives, et que des choses demeurent. Par contre il y a des choses qui s’oublient, et c’est précisément là le problème de Rousseau: c’est le problème dans les moeurs, dans la morale et les grandes inventions institutionnelles, morales, que toutes les grandes inventions de la culture, du fait de la génération, sont faites de rupture et de recommencement. Nous passons notre temps à réinventer, non pas la poudre, mais justement à réinventer la morale, et c’est un décalage permanent. Ricoeur me disait récemment distinguer entre différentes sortes d’oubli. Il y aurait l’oubli neuronal: l’effacement où la trace s’estompe. Il y aurait l’oubli psychique, où la mémoire est empêchée et où l’oubli est actif, (et non simplement de l’entropie). Et puis il gardait pour la bonne bouche une autre sorte d’oubli: l’oubli ressource, l’oubli réserve, l’oubli réminiscence, (“je l’ai sur le bout de la langue, et je sais que c’est très important pour moi”).

En réfléchissant sur cette troisième sorte d’oubli, je me disais qu’on pourrait distinguer encore deux sortes d’oubli. Un oubli d’incorporation: par exemple, l’enfant dont je vous parlais tout à l’heure, probablement comme tous les enfants, avait une mémoire extraordinaire de toutes les années de sa petite enfance, et il m’a souvent rappelé des choses d’avant le langage, qui ont ébranlé l’idée que j’avais d’une mémoire liée au langage. Au jeu de Kim, si vous mettez vingt outils de menuisier sur la table, à regarder pendant vingt secondes, s’il y a un menuisier parmi les joueurs, il se rappellera beaucoup plus de ce qu’il y avait sur la table que les autres parce qu’il a le vocabulaire, et une certaine mémoire liée à ce vocabulaire. Mais cet enfant se souvenait de choses qui précédaient le langage. Il y eut pourtant un moment où il commença à tout oublier. Ces choses qui sont tombées dans l’oubli, sont-elles effacées, n’existent-elles plus du tout? J’ai au contraire le sentiment que ce sont des souvenirs qui deviennent tellement fondamentaux qu’ils permettent de se souvenir, comme l’oeil par rapport à la vision, qu’ils deviennent des schèmes. Il y aurait ainsi un oubli qui fait partie du schématisme de la mémoire, un petit peu comme chez Kant le schème transcendantal est quelque chose qu’on ne peut pas voir, ce serait un souvenir structurant et dont on ne peut pas se souvenir. Il n’y a pas de psychanalyse qui pourrait ici faire ressortir ce schématisme qui fait lui-même partie de l’immémorial, structure la perception, le vocabulaire, l’action, le monde. Comme lorsqu’on apprend une danse ou à jouer du piano: au début on ne voit pas comment joindre des gestes si contradictoires, et peu à peu on incorpore des gestes contradictoires, un peu comme le canon biblique incorpore des mémoires contradictoires. Ce genre de choses se rapporte à cet oubli d’incorporation.

Mais il y a encore une autre sorte d’oubli, un oubli d’autonomisation. C’est ce qui se passe quand une réponse, (cela peut-être un discours, une parole, un texte, une institution, une action) qui répliquait à une question, à une situation, à un défi, s’autonomise de ce contexte initial, de cette question initiale, de ce défi initial, les oublie pour prendre d’autres significations, s’interpréter autrement dans d’autres contextes. Cet oubli positif, nécessaire, vital, est lié à la génération, au fait que les discours débrayent d’un contexte pour réembrayer dans d’autres. Dans le dessin animé des Shadocks, il y a une scène absolument extraordinaire, dans laquelle les shadocks décident de déménager la terre, qu’ils trouvent chaotique: on va mettre toutes les montagnes dans un coin, les mers dans un autre coin, mais le problème est que cela prend des générations! Ainsi le shadock qui part, avec sa petite montagne dans sa brouette, sa petite part de terre ou d’océan, il faut qu’il emmène son oeuf avec lui pour pouvoir continuer parce qu’il va mourir en voyage, et il faudra un autre shadock pour reprendre la brouette et continuer. Le problème c’est que celui-là ne se souviendra pas où il fallait aller: nous avons là une excellente petite métaphore de l’histoire de nos cultures, de nos civilisations.

Nous rentrons ainsi dans notre dernier point, plus historico-politique: c’est que dans ce grand foutoir shadokien de l’histoire, il y a un rôle de la mémoire bien sûr, justement, et il faut se souvenir. C’est important par rapport à l’identité. Mais pour pouvoir se souvenir des promesses et des intentions, il faut aussi pouvoir ne pas se souvenir du mal. Comme nous le disions plus haut, par rapport au pardon, il y a une sorte d’équation difficile et d’autant plus que nous sommes dans une époque où justement la mémoire est privilégiée. Je pense au travail de Nicole Loraux sur La cité divisée qui va tout à fait dans le même sens sur la guerre des Athéniens; elle montre qu’il y a des moments, après les guerres civiles, où il est actif et urgent de se souvenir. Qu’il faut ne pas oublier d’oublier. Justement le paradoxe c’est que, juste après, tout le monde se souvient des horreurs de la guerre, et que tout le monde se souvient pourquoi il faut oublier; parce que justement on s’en souvient. Il y a assez de mémoire pour se souvenir qu’il faut oublier. Mais au bout de cinquante ans, quand cette génération s’en va, il y a un moment où l’on se rend compte des choses qui n’ont pas été dites, et dont il faut se souvenir, dont on a besoin pour l’histoire, mais aussi pour la mémoire de la génération suivante. Et en même temps on a oublié pourquoi il fallait oublier. On trouve honteux d’avoir oublié comme ça, qu’il y ait eu un tel silence. Ce qui est très frappant dans le livre de Nicole Loraux, c’est qu’elle ait fait tous ces travaux pour montrer le rôle de cette obligation d’oubli à la fin de la guerre, où la loi demanda de ne pas rappeler les faits anciens. Mais qu’elle termine son livre en écrivant:

« Qui dit deuil n’a jamais dit oubli et l’on sait que, dans les psychismes  singuliers, veille l’inconscient que Lacan a superbement défini comme  étant dans l’homme la mémoire de ce qu’il oublie. Est-ce trop attendre  de nos contemporains et de nous-mêmes que de former le voeu qu’en  chaque collectivité une mémoire analogue, plus forte de n’être pas  domestiquée, accepte, pour penser enfin l’avenir, de faire une place  aux malheurs que l’on ne voudrait pas siens et que l’on dit passés. »

On voit combien cette belle fin est en retrait sur le livre, puisqu’elle affirme qu’il faut quand même faire mémoire; et d’une certaine manière, elle a raison. Mais ce qu’elle avait trouvé allait dans un autre sens. Nicole Loraux cite un discours de Lysias sur la confiscation des biens d’Athéniens impliqués dans la guerre civile, après que Thrasybule soit revenu avec les démocrates et ait chassé les Trente-tyrans): “Tel fut justement votre avis au lendemain de votre retour, telle fut votre sage résolution: vous vous souveniez encore des malheurs passés et vous priiez les dieux de rétablir la concorde entre les citoyens. Vous ne vouliez pas, en poursuivant la vengeance du passé, voir la cité entrer en conflit, et les orateurs faire de soudaines fortunes. Pourtant vous auriez été plus excusable de rappeler les malheurs au lendemain de votre retour, quand votre colère était encore chaude.”

Cette double injonction de faire mémoire et de ne pas oublier d’oublier, on la retrouve dans les rapports entre le droit et le pardon avec l’amnistie ou la prescription. Il y a quelque chose comme un délai anthropologique qui structure toute société, comme un délai d’effacement. Pour qu’il y ait à la fois la paix sociale et la possibilité de la vérité historique, une vérité critique, une vérité objective, il faut qu’il y ait une rupture, il faut qu’il y ait une prescription. Mais cette prescription ou cette amnistie a un sens pour la justice, pas pour le pardon. Pour le pardon il n’y a pas de prescription, ni d’amnistie: le fait que Le Pen ait pratiqué la torture en Algérie ne peut être supprimé du point de vue moral. Pour la justice, il y a eu punition, prescription ou amnistie et on ne peut plus en parler, mais pour la morale comme pour l’histoire il en est autrement. Les rôles apparents s’inversent ici: c’est la justice qui veut l’oubli, et c’est le pardon qui tient à la mémoire.

On a vu que deux mémoires en conflit pouvaient être installées ensemble dans le même canon, dans ce que j’appelle la “boîte noire” des Écritures, qui oblige les rescapés, les survivants à cohabiter dans le même espace d’interprétation, et à réinterpréter l’ensemble de la tradition. C’est une étonnante technique pour sortir d’un conflit qui aurait pu déchirer la communauté d’une manière mortelle. C’est le problème avec l’oubli de la mémoire. Comme c’est le cas souvent pour les athées en France, qui sont les athées du catholicisme ou du protestantisme, et qui se croient identiques, alors qu’ils ne sont pas athées tout à fait de la même chose: au fond ils ne se comprennent définitivement plus du tout, tandis que nous avons des différends, mais nous savons assez bien pourquoi, et en fait nous nous comprenons assez bien. Il y a donc une mémoire qui vient remettre ensemble, et qui réinstalle le différend, qui le fait accepter dans la mémoire commune. Il y a là quelque chose de très important comme technique de la mémoire et de l’incorporation, en même temps que de l’oubli de ce qu’il y avait d’unilatéral dans une mémoire qui réarme le conflit.

Prenons une feuille blanche, et pensons à l’image de Deleuze: la mémoire est une surface, et comme vous le savez la peau et le système nerveux au début appartiennent à la même couche dans les premières différenciations des tissus de cellules de l’embryon. Mémoire et peau, c’est la même chose: c’est une surface, et sur cet épiderme il peut y avoir une cicatrice ou un pli. Mais après, l’épiderme aura tendance à reprendre le même pli; la mémoire marche aussi comme cela, elle aura tendance à suivre le même pli. Or s’il n’y a qu’un seul pli, il serait très déterminant, mais s’il y a deux ou trois plis, il y apparaît une équivoque. En repliant la page comme ceci ou comme cela, nous avons la figure ambivalente du canon biblique. Maintenant imaginons que la page se replie des milliers de fois différemment, elle sera complètement froissée, à la limite on pourrait imaginer qu’elle soit tellement froissée qu’elle redevienne une page indifférenciée: mais ce ne serait pas la même indifférenciation qu’au début, ce ne serait pas une page blanche. L’oubli peut être une technique d’effacement pour faire le vide. On a besoin de l’oubli pour qu’une forme puisse se détacher, pour que l’on puisse percevoir une trace nouvelle. Mais là, il y a une sorte d’oubli, dans lequel justement il y a tellement de traces qu’elles se relativisent les unes les autres. Jacques Brel chantait: “On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout”. Il y a une trace certes, mais comme il y en a eu tellement d’autres depuis que la première finalement n’est plus si importante… Bien sûr que je t’ai pardonné, ce n’est plus mon problème. C’est cette évolution de la mémoire qui est sans doute un peu ce qui nous est arrivé entre protestants et catholiques en France depuis nos guerres.

Dans tout cela on a plutôt insisté sur la mémoire du mal, la mémoire de l’irréparable. Mais il y a aussi la mémoire du bon, la mémoire de la promesse, qui est une mémoire souvent d’autant plus forte qu’elle est une fiction. Il n’y a pas que l’oubli un peu doloriste des traumatismes: et il nous faut refaire place, en éthique, à l’oubli-réserve, à l’oubli-ressource. Cette promesse oubliée est tellement forte et fondatrice qu’il faut l’avoir oubliée et qu’il faut ensemble accepter que tous les souvenirs que nous en avons sont des mythes, des fictions, des interprétations. Et il y a des politiques de l’oubli comme il y a des politiques de la mémoire: le Jubilé dans le Deutéronome est une politique de l’oubli, car on remet les compteurs à zéro, un peu comme la nuit du 4 août est un grand moment de potlach, d’oubli, d’oblation collective. Un privilège, c’est en effet une mémoire, la trace d’un conflit passé où l’un était le vaincu, et l’autre le vainqueur, de génération en génération. On oublie tout cela: la nuit du 4 août, dans une sorte d’effacement fondateur, correspond bien à l’idée de révolution.

Mais en même temps les promesses initiales peuvent être dangereuses et peuvent dynamiter la réalité de la terre promise. Je pense à Israël aujourd’hui, je pense à l’Algérie: peut-être qu’ils se déchirent parce que les promesses du départ étaient trop grandes. Il faut faire attention aussi au fait qu’on ne peut pas manipuler facilement les promesses ni l’espérance: ce sont des choses qu’il faut toujours mettre en rapport avec la conflictualité. De la même manière que l’on n’a pas les mêmes irréparables (ce qui fait qu’on appartient à des histoires différentes), on n’a pas les mêmes promesses: on ne peut pas faire comme si une promesse était forcément un bonheur pour tout le monde. Il y a toutefois quelque chose comme une obligation d’imaginer l’oublié, d’imaginer la promesse initiale, et cette obligation est une obligation qu’il faut partager, partager dans un possible conflit parce que dès qu’on interprète, on diffère, et le conflit est possible. Donc, si nous devons réinterpréter ensemble les promesses, par exemple l’idée de République ou de laïcité en France, ou les promesses de l’idée d’Église, il nous faut tenir compte de la possibilité du conflit en nous souvenant ensemble que la promesse initiale est oubliée, qu’aucun de nous n’en a la mémoire exacte et définitive.

 

Olivier Abel

Publié dans Esprit n° 8-9 98
Une première version de ces brèves réflexions, plus courte,
a été publiée dans la revue Autres Temps n°57.