« Le sens de la justice »

Notes prises lors d’une conférence donnée au temple réformé d’Agen le 18 octobre 2002

 

Nous sommes écartelés entre l’idée de justice, soutenue par le sentiment d’injustice, et le fait que la justice est une institution, un code, avec des juges, et une puissance publique qui permet d’appliquer la loi. La justice n’est donc pas seulement un idéal mais une force qui s’impose parfois de façon très concrète. Là réside une différence fondamentale entre la justice comme droit, et la morale : la justice en tant qu’institution du droit peut être imposable, contrairement à la morale. L’écart entre ces deux dimensions – celle du sentiment ou de l’idée de justice et celle de l’institution – va orienter notre réflexion.

La justice, entre sens du juste et institution juridique

Le sentiment d’injustice est un sentiment élémentaire, que l’on ressent dès l’enfance (promesses non tenues, partages inégaux, punitions excessives…). Même si l’on ne sait pas toujours définir ce qu’est la justice, tout le monde, pour en avoir été victime sait parfaitement ce qu’est l’injustice ! « Il faut rendre à chacun ce qui lui est dû », « il faut protéger les plus faibles », « il faut donner à chacun sa chance », etc. : toutes ces expressions sont autant d’indications dans le langage ordinaire du sentiment, du sens de la justice.

Le sens du juste doit adopter successivement deux postures par rapport à l’institution de la justice : d’une part se placer à l’intérieur, pour la fonder, l’orienter, l’accompagner pour promouvoir toujours davantage de justice à l’intérieur du droit et des institutions politiques, sociales et juridiques ; d’autre part se placer à l’extérieur de l’institution de la justice, pour résister aux abus, protester contre les limites de la justice, critiquer, corriger interminablement les injustices, faire voir celles qui ne sont pas assez perçues et rappeler l’ordre de priorité et d’urgence entre elles. Il y a donc oscillation entre deux risques : d’abord trop confondre le sens du juste et le droit, l’institution de la justice (« la légalité, c’est la légitimité ») et du coup ne pas laisser de place à un sens de la justice extérieur aux institutions (la loi serait déjà la justice) ; ensuite trop séparer la justice et le sens du juste, le droit et l’éthique de la justice (on ne cherche plus la justice et on laisse le sens du juste à la conscience privée , l’appréciation de chacun). Mais cela ne suffit pas : il y a un moment où il faut chercher à améliorer la justice, à introduire davantage de justice dans nos institutions et dans nos lois. Il y a un équilibre à trouver entre ces deux risques, entre la tentation du tout juridique et un droit minimaliste, purement positif, où l’éthique, le sens du juste, doivent se développer indépendamment de la loi.

Trois règles pour des institutions justes

Trois caractères me semblent inscrire le désir de davantage de justice, le sens de la justice, dans l’institution du juste, dans le droit. Le premier est l’idée qu’il faut rendre à chacun de façon égale ce qui lui est dû. Ceci implique la notion que le droit est une règle commune, que le juste est une mesure(2) égale pour tous : on va mesurer le cas de chacun avec la même règle. Il s’agit d’une convention commune, au même titre que la monnaie ou toute autre unité de mesure : un kilo fait le même poids pour tous, un franc a la même valeur pour tous. Cette règle commune va permettre de fonder des contrats selon un libre consentement. Cette idée selon laquelle il faut rendre à chacun ce qui lui est dû est essentielle à tous les contrats. Il ne peut y avoir contrat que s’il y a consentement, ce qui permet de tenir des promesses, d’établir des échanges équitables, équilibrés, justement parce qu’il y a des poids et des mesures communes. Chacun est libre et responsable : toute une vision de l’humain accompagne ce principe de la règle commune. Par contre, lorsqu’on se retrouve dans un pays dont on ne connaît pas les poids et mesures, on peut craindre d’être victime d’une injustice – d’une « arnaque ». Quelqu’un qui, par manque d’instruction ou d’intelligence, ne connaît pas les poids et mesures, les règles et les lois de la société dans laquelle il vit, peut ne pas se sentir capable et donc libre d’établir des contrats.

A l’inverse, la figure de l’injustice qui correspondrait à cette notion de règle commune, c’est le sentiment que le contrat n’a pas été respecté, que la règle n’a pas été suivie, que la mesure n’a pas été la même pour tous, qu’on a fait à autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse, etc. Il y a eu un échange mais inégal, injuste. Il faudrait donc recommencer le contrat, le refaire sur de nouvelles bases, pour que cette fois il soit juste. Ce qui suppose que chacun a le droit de dénoncer, de rompre un contrat. Cette possibilité de résilier ne va pas de soi. La culture américaine « primitive », puritaine, avait beaucoup insisté sur cette faculté de résiliation, condition sine qua non à l’établissement d’un contrat. La solidité d’un contrat tient à cette possibilité. Aujourd’hui, il y a des abus : les contrats sont devenus tellement résiliables, qu’ils ne tiennent pas ! Cette idée de la justice, ultra libérale, qui met en avant la liberté de l’homme, comporte le risque de pousser quelqu’un – conjoint, employé – à résilier un contrat, alors que c’est nous qui n’en voulons plus. Pourtant, normalement, dans cette éthique de la justice, celle de la liberté de passer un contrat et de rendre à chacun ce qui lui est dû, personne n’est obligé d’entrer dans ce contrat, ni d’en sortir.

La deuxième figure du sens du juste va dans une direction opposée : c’est l’idée qu’il faut protéger les faibles. Il n’y aurait donc pas que des égaux, forts, libres, responsables, consentants et majeurs. Il y a aussi des faibles. Il y a comme une obligation de la part des forts de protéger les faibles. Cette notion est très ancienne. On la retrouve déjà dans le code d’Hammourabi, dans le Deutéronome, etc. C’est une figure de la justice, qui a longtemps été oubliée, selon laquelle le droit et la justice constituent l’institution protectrice des faibles. Son rôle va être de corriger les rapports forts/faibles. « On est toujours barbare avec les faibles », disait Simone Weil. Il faut armer les faibles pour qu’ils soient moins faibles, il faut leur donner un contre-pouvoir face aux forts. Il ne s’agit pas ici d’un contrat mais d’une institution, non contractualisable, à l’image des rapports qui existent entre un parent et son enfant ou tout autre rapport dissymétrique. Il va donc y avoir un conflit entre deux syntaxes de justice totalement différentes : une qui va mettre en avant la liberté de passer contrat et l’autre qui va mettre en avant l’institution protectrice de la différence. C’est en même temps uns institution délicate – on ne peut pas enfermer quelqu’un dans le rôle du faible ou du fort – et très importante, qui tient compte de la dissymétrie entre une face active, et une face passive, victime, fragile, de l’humanité. Il ne s’agit plus de tenir compte de l’homme libre, capable, etc. mais de l’homme fragile, vulnérable et donc de corriger les injustices. Ce rapport fort/faible ne relève pas seulement de la charité mais de la politique : le danger d’un droit des contrats, d’une contractualisation généralisée, étant de faire comme si chacun était adulte, fort, responsable et capable : cela permet de maltraiter les plus faibles en toute légalité. Mais dans cette deuxième figure la reconnaissance des « faibles » peut conduire à l’inverse à leur maintien en minorité, sous la tutelle d’institutions paternelles et rassurantes. Ce point de vue moral est en train de revenir en force. Il ne faudrait donc pas non plus qu’il revienne trop et tout seul, car il y a des limites à la fragilité et à la faiblesse. On ne peut pas être que victime. Chacun a aussi une part de responsabilité, de capacité.

Troisième figure du sens du juste, qui est encore intérieure aux institutions de la justice : l’idée qu’il va falloir trouver un arrangement. Le droit s’effectue souvent comme un compromis entre plusieurs éléments hétéroclites : le plus souvent, les jugements sont des arrangements, donc des compromis. Le compromis a mauvaise presse. Or je crois qu’il est essentiel aux équilibres juridiques de notre société. Il s’agit à la fois d’exprimer des différends, des désaccords entre des droits hétérogènes, par un compromis. Un exemple : une victime désire non pas tellement obtenir des dommages et intérêts mais une reconnaissance publique du préjudice subi. La personne n’obtient pas réellement ce qu’elle demandait (une reconnaissance publique de sa souffrance) mais de l’argent. Le sens du juste construit des compromis : parce qu’il sait que l’injustice est complexe, que l’on est pas dans un seul système de poids et de mesures, il va essayer de travailler l’injustice de l’intérieur, pour trouver des arrangements, pour corriger les justices les unes par rapport aux autres, pour essayer de les rendre à peu près compatibles. On va essayer de rendre compatible ce qui au départ est incompatible (notamment les deux premières règles que nous avons énoncées). Lorsque Calvin parle des procès, dans L’institution de la religion chrétienne ou dans son commentaire de l’épître aux Corinthiens, où il est question des procès que les chrétiens se font entre eux, il dit qu’il faut se rendre au tribunal comme si l’affaire était déjà réglée et apaisée. L’idée est que, même si les points de vue des deux parties ne sont pas compatibles, on va partir du postulat que l’on a trouvé un arrangement. Lequel ? On ne sait pas, on a oublié… Mais on va le retrouver ensemble !

Deux figures de protestation

Voilà donc trois figures du sens du juste, qui de l’intérieur de l’institution de la justice, orientent le sens de la justice. Intéressons-nous maintenant à deux dernières figures, qui relèveront plutôt de la protestation, de la résistance extérieure : comment le sens du juste, de l’extérieur, résiste aux injustices ? Pour critiquer, corriger interminablement l’institution, pour la limiter, résister à ses abus et dire que de toute façon la justice humaine ne sera jamais une justice totale.

Première figure : le sentiment que l’on n’a pas donné sa chance à chacun ou à quelqu’un. Cela peut être lié à une injustice de naissance, de milieu, de santé, de nationalité, de talent, etc. Comment la justice peut-elle réparer des injustices qui se situent en amont, sur des domaines pour lesquels elle n’a pas tellement de pouvoir ? Il y a aussi des injustices accidentelles, une sorte de contamination des malheurs, de réaction en chaîne (famille décomposée, dans une banlieue pauvre, qui va engendrer des scolarités brisées, des emplois précaires, une vie de famille impossible, une mauvaise santé, avec au bout de la chaîne, un SDF…). Face à cela, le droit ne pas évidemment être assez singulier pour aller chercher chacun là où il se trouve, pour être entièrement juste avec chacun. C’est peut-être le rêve de Jésus, d’établir une loi qui soit entièrement juste avec chaque brebis. C’est la justice du Royaume. Mais l’on ne peut pas demander cela à la justice humaine. Ce que l’on peut faire, par contre, c’est de l’extérieur, perpétuellement, exiger, travailler sans cesse à approfondir la catégorie du juste pour apporter un supplément de justice à chacun. Le pardon entre dans ce cadre-là. Il ne vient pas avant la justice et ne fait pas l’économie de la justice. Mais ce n’est pas à la justice de pardonner. Le pardon se fait au-delà de la justice. Et puis le sens du juste doit rappeler, toujours de l’extérieur, aux institutions scolaires, judiciaires, pénitentiaires, ce qui est leur tâche, mais leur tâche impossible, celle qu’elles ne peuvent jamais accomplir entièrement. Il faut leur rappeler que c’est leur rôle de faire barrage aux « contaminations de malheur » évoquées plus haut. Arrêter le malheur, redonner une chance à chacun, briser la contamination du malheur qui touche peu à peu tous les tableaux de la vie. C’est quelque chose que l’on ne peut pas imposer aux institutions. Mais on peut leur rappeler que c’est leur sens, même s’il les dépasse. La justice ici souhaitée n’est pas seulement de donner à chacun son dû ou de protéger le faible ou de trouver un arrangement mais vraiment au fond – c’est de l’ordre de l’idéal – de donner à chacun le droit de montrer qui il est. On ne sait jamais tout de quelqu’un. On n’a jamais fini de donner sa chance à quelqu’un. Je pense que c’est un des rôles de nos communautés, de nos paroisses, d’être ce théâtre qui donne la chance à chacun de pouvoir montrer qui il est.

Symétriquement, et c’est ma dernière figure, il y a une autre indication du sens du juste, qui va dans l’autre direction : le droit, les institutions ne sont jamais tout à fait justes et la justice n’est jamais assez vaste, assez large, assez universelle. Evidemment, on ne va pas demander à une société de tout partager ! On ne peut pas exiger cela légalement… Oui mais légitimement, le sens du juste, c’est ce sentiment-là. Cet horizon beaucoup plus large est presque une utopie. Le sentiment d’injustice qui apparaît souvent est que l’on va partager une chose mais que quelques uns vont se garder une part en dehors du partage. Ou bien que les règles du partage font que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Il ne suffit pas de rejouer la partie, il faut changer les règles du jeu : c’est l’idée de révolution ou de réforme. C’est aussi l’idée du Jubilé, dans le deutéronome : tous les 49 ans (sept fois sept), a lieu un grand recommencement. On annule l’esclavage, le servage, on redistribue les terres, les rôles… Il faut parfois abolir les serments terribles : Dieu lui-même peut révoquer ses paroles de condamnation. Le sens du juste doit rappeler qu’il y a comme des petits signes dans l’Histoire qui montrent que normalement tel est le sens du partage, de la communication et des échanges humains. Partager la souffrance, le malheur, tout redistribuer et prendre sur soi une partie du tort que l’on n’a pas commis soi-même : telle est notre part de responsabilité en tant que citoyen. Savoir partager également le bonheur : le grand problème, aujourd’hui, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui ont tout pour être heureux mais qui n’y arrivent pas parce qu’il est très difficile d’être heureux tout seul. Et comme ils ne sont pas capables de partager, de communiquer leur bonheur, ils sont malheureux. L’incapacité de partager le bonheur me semble caractériser une forme d’injustice.

Dans cette posture extérieure, où le sens de la justice ne prétend pas réaliser ni obtenir un droit parfait, le sentiment d’injustice travaille négativement, de l’extérieur, aiguise, élargit perpétuellement la justice, le droit, vers davantage de singularité et de largeur. Le sens de la justice tire le droit dans des directions apparemment contradictoires, afin que le système juridique, politique et social puisse en même temps s’enraciner dans les mœurs, les traditions d’une société. Et en même temps, le juste doit pouvoir s’interpréter dans des situations complexes, singulières et doit être praticable. C’est justement le fait que l’éthique, le sens du juste, et le droit, les institutions, ne coïncident jamais complètement, qui me semble être une situation heureuse et qui fait que la justice énoncée, pratiquée par les humains, est toujours débordée par le sens du juste qui l’anime et qui la dépasse toujours.   

Olivier Abel

Notes :

(1) Conférence donnée au temple réformé d’Agen le 18 octobre 2002 et retranscrite par Thierry Hernando. L’enregistrement de la conférence est disponible sur cassette audio ou C.D auprès de Radio Espoir (téléphone : 05 53 67 49 50).

(2) Dans l’hébreu ancien, le mot cana signifie « mesure » et a donné « canon ».