« Une société non-humiliante ? »

Nos sociétés sont très focalisées sur l’injustice, et probablement pas assez sur les humiliations qui touchent à l’estime et au respect que les gens peuvent avoir de leur propre dignité. C’est pourquoi il peut être bon de repartir de la diversité des sentiments d’indignation. Nous réduisons d’ailleurs particulièrement l’injustice à une non-égalité dans les poids et mesures économiques et financières. C’est certainement capital, mais il manque alors une réflexion sur la violence, sur la spécificité de la domination. Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre la possibilité d’un contre-pouvoir, il y a violence, dit Paul Ricœur, et c’est une forme d’humiliation. Il faut toujours laisser à l’autre « un petit couteau ». Il manque aussi dans nos réflexions sur la justice la dimension de l’aliénation, sur laquelle un certain socialisme critique (et parfois marxiste) avait beaucoup insisté. Cette notion venait de Rousseau, avec le sentiment que les gens peuvent être dépossédés de leur propre désir, de leur propre estime et évaluation de ce qui est bon, de leur confiance en soi —pour reprendre le titre d’un magnifique texte de ce fondateur d’une philosophie américaine radicale, aujourd’hui trop oublié, Emerson.

La dignité, au fond, ce serait la faculté d’avoir confiance en soi, en son propre jugement. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance en soi, et c’est probablement la plus sournoise et la pire des humiliations. Une société favorable à la confiance en soi, ce serait une société dont les institutions permettraient à chacun de montrer qui il est, de quoi il est capable. Une société dont les institutions seraient le plus possible ouvertes au droit de paraître, et marcheraient le plus comme un espace d’apparition, un théâtre où nous puissions nous essayer, nous interpréter tour à tour les uns devant les autres. Pour cela, une société favorable à l’estime de soi devrait pluraliser les espaces d’apparitions, pour que chacun ait la chance d’y trouver sa propre expression.

Mais pour revenir à nous, si nous ne parvenons pas à constituer une société juste, il faudrait au moins tenter de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible. Dans son livre sur La société décente, Avishai Margalit établit une différence entre une société décente, dont les institutions ne sont pas humiliantes, et une société civilisée, dont les membres ne s’humilient pas les uns les autres. Comment faire, donc, pour que les institutions de la société soient le moins humiliantes possible pour ses membres — mais aussi pour tous ceux qui sans en être « membres » dépendent d’elle, et par exemple, comment faisons-nous avec les sans-papiers ?

Les institutions humiliantes

Imaginons une société dont on aurait entièrement éliminé l’exploitation économique. Elle pourrait encore être soumise à une domination politique par les monopoles des moyens de coercition. C’est la naïveté d’un marxisme dogmatique que d’avoir cru que supprimer toute exploitation amènerait ipso facto à la suppression de toute violence. On pourrait d’ailleurs imaginer une société sans exploitation ni violence politique, et que demeure sans doute encore une aliénation culturelle, comme on le voit dans les sociétés managées par la consommation de masse. Une société pourrait donc être très juste, très équitable, et demeurer très humiliante. Avec l’américain John Rawls on peut penser une société équitable où une certaine inégalité serait économiquement avantageuse aux moins avantagés. Mais cela pourrait être plus humiliant. Ce ne serait pas une société humiliante uniquement si, parmi les libertés fondamentales qui passent avant ces avantages économiques et sociaux, se trouvait quelque chose qui fonde pour tous le respect de soi, et le permette concrètement.

Mon hypothèse ici serait que l’institution du respect de soi se fonde dans la faculté de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment les citoyens ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je ne joue pas le jeu… » C’est sans doute une conception un peu américaine, au sens où le réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les Appalaches pour protester contre l’esclavage. Mais il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation, aujourd’hui quasi-nulle dans les contrats de toutes sortes qui forment nos sociétés.

Quelles sont les institutions non humiliantes, pouvons-nous en proposer un test ? Prenons l’exemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments sont la pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Peut-on faire du mal légal, mesuré, sans faire ce mal en plus dû à l’endurcissement de celui qui ne doit pas sentir ce qu’il fait subir, et à l’humiliation éprouvée par celui subit la peine. Respecter l’autre c’est un peu vague, par contre ne pas humilier l’autre c’est une notion sur laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur d’avertissements. Comment traite-t-on les étrangers dans les consulats où ils viennent chercher leurs visas ? Dans les préfectures ? Un ambassadeur traiterait-il ainsi l’ambassadeur du pays de ce ressortissant ? Margalit observe que l’on traite les appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentent pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté physique du traitement. Qu’est-ce qui est le plus humiliant : être battu en public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards. Nos formes de châtiment sont des concentrés anthropologiques, et donc aussi théologiques, auxquels nous devons être attentifs

La question est introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la première toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé sans contre pouvoir et le désir d’être ainsi traité. Mais une société qui exerce un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution : ne serait-elle pas une société humiliante ? La conception stoïcienne tient à l’inverse qu’aucune institution ne peut humilier, et qu’aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs, on venait de loin pour l’écouter.

On peut signaler au passage une variante chrétienne du stoïcisme, dont on a vu l’affirmation que nous sommes tous à l’image de Dieu. Dieu donne à tous sans mérite, sans égard au rang, et cela donne dignité à tous. Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne. Nous avons un rapport à l’humiliation assez stoïcien dans ce genre d’affirmation : si l’on est humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles. Mais il est un peu facile d’être humble pour n’être jamais humilié, et il est sans doute important de faire parfois l’expérience de l’humiliation. Il y a aussi une variante laïque de la même idée que nous sommes tous à l’image de Dieu, quand Rousseau affirme qu’il y a une bonté humaine en tous, et en tout homme une faculté de reconnaître le bon (que l’on éprouve éventuellement à travers le remords, le repentir…).

Pour revenir à la question la sagesse recommande ni de dire que les institutions humilient toujours ni de dire qu’elles n’humilient jamais. Elles n’humilient pas forcément, mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur fonction positive de théâtre d’apparition et de scènes favorables à l’estime de soi, mais aussi quand elles manquent à leur fonction négative de protection des faibles, d’écran qui oblige au respect, et finalement chaque fois que leur exercice ne laisse pas à l’autre de contre pouvoir ni la faculté réelle de résilier.

Le sens de l’humiliation

Qu’est-ce donc qu’humilier ? C’est d’abord traiter quelqu’un comme pas vraiment humain, pas tout à fait, pas normalement, pas complètement. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les esclaves étaient dressés à ne pas regarder leurs maîtres et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir. Dans les camps de concentration également. On peut se demander si la banalisation du sida ne relève pas du même mouvement : on ne voit plus, on n’en parle plus. Humilier c’est aussi provoquer une perte de contrôle de soi, de son corps de ses sentiments, comme c’est parfois le cas à l’hôpital où l’on vous prend en charge sans rien vous dire de votre état. Être humilié, plus généralement, c’est être rejeté de la famille humaine. Et si je suis passé du sens de « humilier » à celui d’ « être humilié », c’est qu’on peut se sentir humilié sans raison valable ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié !

Qu’est-ce donc qu’une raison valable de se sentir humilié ? L’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On (les institutions ou la manière dont les institutions sont utilisées) rend les gens honteux de leur appartenance, de leur identité de leur forme de vie ou d’expression, rejetés avec leur groupe d’inclusion, Irlandais, catholique, prolétaire ou homosexuel. Car l’interprétation de soi ne se fait pas tout seul mais dans un espace d’expression qui l’autorise et l’encourage. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur forme d’expression a été rejetée, ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives. Ainsi n’est-il sans doute pas très facile d’être un homme de 40 ans, protestant, américain, marié et père de famille ; il faut avoir une bonne dose d’avantages par ailleurs pour supporter l’infamie qui s’attache à cela ! Plus gravement, il est risqué de ne dépendre que du bon vouloir des autres : l’humiliant est ici dangereux, puisque comme l’écrivait Simone Weil « on est toujours barbare avec le faible ».

Par ailleurs l’humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs, des ragots. D’où l’importance de la ville depuis 2 ou 3000 ans comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être identifié et comparé, de devoir susciter l’estime, de devoir être considéré. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une société totalitaire, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue : justement, le totalitarisme cherche à rendre l’intimité et par là, l’amitié ou la famille, impossibles. Entre les antiques sociétés de médisance et les neuves sociétés totalitaires on trouverait peut-être le chaînon manquant dans ce que Michel Foucault appellerait des sociétés d’humiliation institutionnelle, qui transforment les déviants en pervers, ainsi rejetés hors de la société humaine justement dans son processus même de civilisation.

Je ne voudrais cependant pas finir sans évoquer ce que Avishai Margalit appelle le paradoxe de l’humiliation, rapportée à ce noyau dur de gestes, paroles ou situations qui dépouillent quelqu’un de sa confiance en soi. Le paradoxe est que la marque apposée sur le front de Caïn ne devrait pas être humiliante, parce qu’elle est juste, y compris pour Caïn lui-même. Mais une marque sur le front d’Abel ne devrait pas non plus être humiliante, ce ne serait qu’une erreur judiciaire, et Abel devrait savoir qu’il est juste. Or l’humiliation est quelque chose de complexe qui embrouille ces cartes. Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirme qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous le regard intérieur de soi-même en nous. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche.

Mais l’humiliation serait comme une émotion rouge-blanche. L’humiliation touche d’abord à l’estime propre de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui. C’est que le respect de soi-même, bien que fondé sur la valeur d’un homme à ses propres yeux, suppose implicitement le besoin d’autres êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour réaliser la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres ont de lui, on touche à sa propre estime de soi, et en touchant à son estime propre on affaiblit le respect que les autres peuvent avoir de lui. Il n’y a pas d’estime de soi sans respect d’autrui, et réciproquement. C’est ce zigzag entre soi et l’autre qui est atteint dans l’humiliation. Il est difficile à une société de favoriser ce zigzag, et de devoir ainsi sans cesse réinventer la civilisation. Mais c’est le premier devoir des institutions que d’autoriser et d’entretenir cette décence qui est l’élément de la dignité.

Olivier Abel

Notes autour de la lecture du livre de Avishai Margalit, La société décente, Paris : Climats, 1999. Cette lecture a d’abord été présentée au sein d’un exposé plus large sur la dignité pour l’Assemblée de Chrétiens-Sida en juin 2002.