« En vacances, à quel monde rêvons–nous? »

Bientôt, nous allons préparer nos prochaines vacances, et réserver notre place au soleil. Du moins ceux d’entre nous qui en ont les moyens, mais les statistiques montrent que c’est désormais notre dépense prioritaire. Nous participons ainsi d’un phénomène qui est devenu la première activité économique de la planète, et qui brasse depuis les plus gros secteurs jusqu’aux moindres activités locales. Le tourisme bouleverse les rythmes et le tissu social , substitue le « paysage » touristique au paysage rural traditionnel, détournant parfois l’eau d’une contrée désertifiée au bénéfice d’un « golf » luxueux. Avec la hausse saisonnière des prix, on y expérimente en petit les vertiges d’une société duale, et on a vu le tourisme briser un village saisis par l’ivresse du gain. On l’a pourtant aussi vu développer la curiosité pour d’autres cultures, ingérer des millions d’observateurs dans les affaires intérieures de pays qui croyaient que les touristes étaient des marchandises comme les autres.

Cette sphère de puissance inédite pose donc des problèmes de responsabilité inédits. C’est cela qui intéresse le moraliste ou le philosophe que je suis. Et ce qui complique la responsabilité éthique, c’est que le tourisme le plus cultivé, le plus alternatif (celui qui ne se considère pas touristique), s’avère parfois plus dangereux encore : il pénètre plus profondément le tissu social que les « clubs » totalement isolés! En s’intégrant à la société d’accueil, il croit favoriser un développement économique durable et une communication planétaire qui métisse les cultures. Mais ce développement ne produit-il pas des disparités pires? Et la communication mondiale est-elle si impérative qu’il faille y être commensurable, ou bien disparaître? En vacances enfin, à quel monde rêvons-nous?

Souvent le décalage économique induit dans les pays visités un « retard » d’équipement tel qu’on s’y croit dans le pays de son enfance. Ce sentiment redouble quand il s’agit de pays mythiques, qui ont bercé l’enfance de nos cultures (la Grèce ou la « Terre Sainte »). Dans cette terre des origines, tout déplacement est un pèlerinage. Même les gestes archéologiques deviennent l’expérience immédiate de l’origine, sans effort linguistique, sans curiosité pour la géographie actuelle ni pour l’histoire réelle. Cela montre bien que l’on n’est pas venu là pour rencontrer autrui, mais pour revenir chez-soi.

Le principal effet bénéfique que nous serions pourtant en droit d’attendre du tourisme serait la rencontre des cultures. Après tout il se nourrit de l’écart entre des cadres ou des modes de vie, et il exprime cette aspiration vitale de nos sociétés non à échanger des biens standardisées, mais à éprouver de véritables différences. Or dans le même temps le tourisme est le plus formidable accélérateur d’un échange et d’un brassage qui ruine cette diversité des cultures. Lévi-Strauss écrivait que l’unique tare fatale à une société était d’être seule.Comment échapper à l’alternative complice entre l’isolement par la balkanisation ou par la mondialisation? A quelles conditions le tourisme peut-il ne pas profiter des différences de cultures en laissant derière lui la seule différence des riches et des pauvres, se bornant à ouvrir de nouvelles poches solvables au marché?

Puisque le problème réside dans une accélération excessive des communications, il faudrait développer tout ce que le tourisme et la « vacance » comportent de ralentissement. Pour une fois, inventer des machines à retarder, à ralentir les communications! Cela implique de ne plus croire qu’on puisse s’installer dans un cosmopolitisme facile: tout vrai dépaysement est aussi un déchirement, un bouleversement dans nos manières d’habiter ensemble le monde. Qu’y cherchons-nous, d’ailleurs, que d’autres formes possibles d’habiter le temps et l’espace?

Olivier Abel

Publié dans La Croix le 13/4/96