« Le bonheur chez Kant

On trouve toujours son bonheur là où l’on ne l’attend pas. C’est le cas avec Kant! Qui donc irait y chercher le moindre visage du bonheur? On y trouvera plus facilement une critique du bonheur. Il estime par exemple qu’un gouvernement « paternel », qui prétendrait énoncer pour des sujets–enfants la manière d’être heureux, serait « le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ». Dans une petite note[1], il laisse pourtant une remarque qui fera notre point de départ: « Une obligation de jouir est une évidente absurdité ». Il s’agit du plaisir esthétique, qui suppose à la fois quelque chose qui tient aux sensations physiques et quelque chose qui tient à la liberté subjective. Examinons les deux moitiés qui doivent coïncider dans un bonheur qui doit être en même temps sensible et libre.

Le « bonheur » de cette rencontre appelée plaisir ne saurait être l’objet d’un savoir technique ou scientifique, ou thérapeutique: on ne peut manipuler les ingrédients chimiques d’un bonheur artificiel. Il manquerait la liberté. Mais de l’autre côté la morale n’a pas pour objet la façon dont nous pouvons devenir heureux, mais celle dont nous devons devenir dignes du bonheur. Dans une formule kafkaïenne, le bien c’est seulement ce qu’énonce une Loi morale inscrite dans nos coeurs, un impératif absolu, mais parfaitement insensible et muet quand à tout contenu du bon. Pire: ce serait justement le mal radical, celui qui touche la racine des meilleures volontés du monde, que de faire de la vertu même le moyen du bonheur, que de vouloir être ainsi récompensé d’avoir fait son devoir, que de tenter de faire soi-même la synthèse entre le bien librement agi et le bien physiquement senti.

Certes la liberté demande « la totalité absolue des conditions pour un conditionné donné », c’est à dire son épanouissement dans un Royaume des fins, où tout, tout être, tout acte, serait fin (et non moyen), où tout aurait sens, où tout serait là. Le bonheur, ce serait que tout soit là, dans un présent où rien ne serait séparé ni perdu. Mais cette totalité n’est pas donnée; elle est seulement demandée, selon l’espérance. Nous ne trouvons donc le bonheur ni dans le monde physique, ni dans le monde moral, qui en sont vides. Où reste-t-il?

Dans des signes qui constituent autant d’affleurements, de points de contacts éphémères, entre le monde physique et le monde moral. Il y a bonheur lorsqu’un instant le monde sensible et le monde de la liberté coïncident. C’est le cas dans l’expérience esthétique dont parlait Kant dans la petite note de départ. Le beau a la fragilité de ce qui dans la sensibilité nous rappelle notre liberté, et réciproquement, jusqu’à ébranler les cloisons ordinaires de nos sensations et de nos significations; c’est exactement, comme disait Rimbaud, « un dérèglement de tous les sens », de toutes les facultés humaines, d’ordinaire bien séparées. Le beau, c’est le sensible selon la liberté.

La beauté est un bonheur auquel on ne peut contraindre quiconque, ni physiquement ni moralement, et sur lequel nul ne peut mettre la main. Plutôt Stendhal ici: « la beauté est une promesse de bonheur ». Cela veut-il dire que ce bonheur de rencontre qu’est le sentiment du beau soit une expérience purement individuelle et rarissime? Pour Kant au contraire il s’agit d’une expérience qui ne se déploie qu’à être partagée, dans une communicativité spécifique qui est celle de sujets partageant à la fois leur sensibilité et leur liberté. Le bonheur n’existe que lorsqu’on le partage.

Il y a d’ailleurs d’autres signes que celui du beau pour pointer le dévoilement du monde libre dans le monde sensible. Kant, qui disait de Rousseau qu’il était le Newton du monde moral, se souvenait du Contrat Social: « Mieux l’Etat est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées, dans l’esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers ». La vie historique et politique, où s’enlacent les contraintes physiques et les actes libres, peut les voir soudain s’embrasser, comme dans la Révolution Française, dont Kant écrivait: « un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé… » Ainsi le bonheur réside discrètement dans ce qui nous est promis, et que nous ne pouvons oublier.

Olivier Abel

Publié dans Réforme n°2697 du 19 Déc.1996.

Note :

[1] Note du paragraphe 4 de la Critique de la Faculté de Juger.