« Le christianisme à côté et dans le monde »

L’engagement du christianisme dans la société est une question d’occasion et de tempo, un fragile équilibre entre l’action et la vigilance prophétique. Réflexion avec Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à l’Institut protestant de théologie de Paris.

Signes des temps — Les convictions religieuses ont-elles leur place dans la gestion du monde au sens politique? Peuvent-elles légitimer des actions ?

Je pourrais dire oui et non et citer des théologiens qui épauleraient chacune des propositions de ce double point de vue. Cette dialectique même fait intimement partie de la posture du christianisme. Elle sépare le politique du théologique dans le sens de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Mais il ne s’agit pas de placer la prédication évangélique dans une telle échappée du monde qu’il n’y a plus rien à dire, à faire, quoi qu’il se passe. «Dieu a tant aimé le monde » que c’est bien dans ce monde qu’il y a quelque chose à tenir, à maintenir, et même à promouvoir. Le christianisme est à la fois dans un mouvement de retrait du monde et un mouvement de renvoi vers le monde. Ensuite cette équation peut prendre des formes différentes : il y a un temps pour et un tempo à définir.

Peut-on dégager une éthique du pouvoir dans la Bible?

D’une part, les institutions ont un mandat qui peut se justifier théologiquement, celui du maintien de l’ordre, d’éviter le pire. L’apôtre Paul, Thomas d’Aquin, Luther, etc., l’énoncent. Le magistrat ayant une autorité légitime, le chrétien peut alors penser le politique de l’intérieur et accepter des charges de la magistrature publique. De l’intérieur, on peut toujours conduire les institutions vers davantage de justice et même peut-être vers davantage de charité.

D’autre part, la seconde posture place le chrétien à l’extérieur du politique. C’est alors la résistance aux abus de pouvoir, à la sacralisation du politique ou à la justification de tout par la raison d’état. Attitude de résistance éthique, prophétique où les communautés chrétiennes peuvent aller jusqu’à se mettre en dissidence par rapport au politique, à la pensée unique par exemple.

Il me semble très important que les chrétiens sachent tenir les deux en même temps et ne se drapent pas de l’extérieur dans une pure résistance où ils ne feraient que dénoncer le pouvoir. C’est une posture très facile, fortement valorisée actuellement dans la vie politique, notamment en France. La dépolitisation passive devient aussi cynique par une forme de résignation à l’inaction.

Est-il nécessaire actuellement de redéfinir la laïcité et la relation Église-État ?

Remarquons d’abord que la chrétienté, comme culture refoulée de l’Occident, y est à la fois omniprésente et inconsciente. Du coup, elle n’est plus vraiment pilotée ni animée par quoi que ce soit qui ait rapport à la foi, par cette confiance vivante qui autorise l’examen critique. Elle est devenue simplement un fait de culture. Ou plutôt d’inculture. Le compromis qui a pris comme nom la laïcité mérite d’être réexaminé car sinon la chrétienté, refoulée, revient sous des figures qui peuvent devenir très dangereuses. Et notre propre inculture religieuse nous empêche d’accueillir la culture religieuse des autres. Si les banlieues des grandes métropoles occidentales reçoivent des jeunes musulmans, qui sont eux-mêmes dans une situation d’inculture théologique quant à leur propre tradition, c’est la responsabilité de l’islam qui a un problème de transmission. Mais c’est aussi notre responsabilité car notre culture broie les références religieuses et les met en miettes. Au mieux elle les met au musée, comme une tradition déjà morte.

À quelles figures dangereuses pensez-vous ?

Des figures de manichéisme, de combat du bien contre le mal. Des figures de déni de la religion mais qui sacralise autre chose, rappelons-nous le nazisme. Des figures athées, ou antithéistes, païennes, ou néo-païennes. Il y a par exemple un optimisme crédule de la technique, présentée comme un messianisme capable de faire échapper l’homme à la condition humaine.

Plutôt qu’annoncer le dépérissement du religieux, il vaut donc mieux remettre la religion dans le débat public. Je me méfie beaucoup d’une redéfinition de la laïcité qui referait droit à la référence religieuse mais uniquement sous la figure d’une sorte de musée. Je me méfie de ce discours qui a tendance à embaumer les religions, en les vidant complètement de toute capacité à se réformer.

Est-ce qu’il n’est pas à craindre un rejet beaucoup plus accru du phénomène religieux, dans ses formes traditionnelles, sous prétexte du risque intégriste ou fondamentaliste ?

Absolument, ce danger est présent. Dans l’inconscient collectif de l’Europe, la figure des guerres des religions est très présente, la peur n’est pas éteinte. L’association guerre et religion réapparaît fortement. Oui, les guerres de religion ne sont jamais loin. Pour affronter ce risque, il faut réexaminer les conditions qui ont fait sortir la religion chrétienne de la logique de guerre. Comment elle a fait pour accepter qu’il n’y ait pas qu’une église, une vérité dominante absolue s’érigeant en universalité imposable à tous.

Peut-on dire avoir la foi et prétendre à la vérité sans la capturer?

Le christianisme a un rapport à la vérité qui est un rapport de témoignage. Un témoignage communicable universellement, universaliste dans ce sens-là. Mais qui n’est communicable que de proche en proche et qui ne l’est que sous la forme de témoignage. Il ne s’agit pas d’une vérité scientifique démontrable, ni de type morale, impérative et catégorique. C’est une communication de liberté, de joie. Comme on ne peut forcer quiconque à être heureux, l’autre doit consentir à cette communication pour la recevoir. Et puis un témoin qui affirmerait à la barre d’un tribunal que sa version est la seule bonne serait considéré avec soupçon. L’idée qu’un témoin apporte son témoignage et se retire pour laisser la place à d’autres témoignages me semble consécutive de l’éthique du témoignage. Ce à quoi je rends témoignage est plus grand que mon témoignage. Il n’est pas contenu dans mon seul témoignage, et il y a nécessairement d’autres témoins.

Comment concilier le témoignage avec l’élaboration de doctrines ?

Pour qu’un témoignage accepte de s’effacer devant un autre témoignage, comme dans un procès, cela veut dire qu’il y a un tribunal, donc une institution. Ce serait l’Église, l’histoire. Le témoignage est prêt à s’effacer joyeusement devant d’autres témoignages, si il se sait reçu dans un cadre qui assure la continuité. C’est intime à la communauté chrétienne, à l’Église invisible : ce sens de quelque chose de plus durable dans lequel s’inscrit chaque témoignage. Mais je n’en fais pas une institution au sens politique.

Une collusion entre le spirituel et le religieux semble émerger aujourd’hui. Une répétition sporadique ?

Dans toute l’histoire de l’humanité, il y a eu un rapport du religieux et du politique. La république romaine était très religieuse, liée à une religion de la victoire militaire. Par périodes, les rapports entre le religieux et le politique sont pacifiés. À d’autres moments, ils sont en conflit. Cela s’est produit au moment de la Renaissance et au moment de la Réforme. L’époque de Machiavel, de Calvin, est une époque de redéfinition des rapports du religieux et du politique. Après, cela se stabilise pour quelques siècles autour des figures de l’État moderne dans lequel il y a plus ou moins une séparation des fonctions. Cela a donné la laïcité, et plus généralement c’est ce que l’on appelle la sécularisation, en désignant des domaines dans lesquels la religion n’a pas à se mêler.

Aujourd’hui, ce qui correspond à l’État-Nation moderne est en crise. Il y a une sorte de crise du politique comme il y a crise de la famille, et du religieux. Ces crises vont ensemble, comme une triple désaffection. C’est comme si on était atteint sur tous les fronts en même temps : du plus intime, à celui de la vie publique et jusqu’au rapport à Dieu.

Crise du sens ?

Peut-être. Il ne faut pas trop vite chercher un sens palliatif, ni trop vite vouloir bétonner à tout prix ce qui existe pour maintenir la laïcité telle qu’elle est. Il faudrait aussi avoir moins peur de l’éventuel retour des malheurs passés et redouter davantage, voir venir ce qui pourrait être dangereux dans les nouvelles figures du politico-religieux. L’islam partage aussi ce problème. Le judaïsme aussi, car Israël a jeté les bases d’une figure de l’État, et il y a là une « réinvention » du politico-religieux. Tout cela est contemporain, c’est un problème collectif qui concerne tout le monde, religieux ou non.

Olivier Abel

Entretien Signes des temps mai juin 2003
Propos recueillis par Muriel Menanteau