« Eloge de la routine spirituelle »

 

1) Le dernier chapitre de votre ouvrage « Le mariage a-t-il encore un avenir?  » est une éloge à l’habitude, à une certaine forme de routine. Qu’est-ce qui vous a motivé à aborder ce sujet ?

C’est que l’invention du mariage moderne, dont je montre qu’elle est concomitante à l’invention du divorce, était au départ un formidable moteur d’émancipation, pour la femme bien sûr, mais au fond pour une conjugalité librement fidèle, une alliance au sens biblique du terme. Loin de cette intention superbe, aujourd’hui, ce que nous récoltons surtout c’est l’exclusion, le fait que chacun soit à la merci d’être jeté, rejeté, de son travail, de sa famille, de sa société. C’est pourquoi je pense si important aujourd’hui de penser sérieusement une valeur qui me semble l’inverse de l’émancipation, celle de l’attachement. Oui, nous devons valoriser les petites attaches qui font la singularité des existences ; et c’est pourquoi je vais dans ce livre jusqu’à proposer un éloge de l’habitude. On croit que les couples se font par les grands sentiments, mais ils ne restent ensemble par la patience de cohabiter, de mêler nos habitudes, c’est à dire à la fois de les respecter et de les modifier ensemble. L’émancipation devient folle lorsqu’elle perd ce brin de fidélité qu’introduit en elle le libre-attachement, la reconnaissance de nécessaires attaches, et peut-être aussi d’une certaine finitude.

2) Quelles vertus trouvez-vous à la routine?

L’habitude est souvent méprisée, comme une routine qui rendrait peu à peu insignifiants les plaisirs les plus sublimes ou les vertus les plus héroïques ; comme une rigidité qui prêterait à rire ; comme une inertie emprisonnant les pratiques. Mais je pense au contraire qu’elle est inséparable de nos facultés les plus complexes : les pierres ont peu de routines. Jetez la même pierre cent fois dans la même direction, elle n’en acquerra pas pour autant l’habitude ! L’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, où un mouvement, une sensation, un acte, une parole deviennent une faculté, une possibilité nouvelle, la forme de l’organe, une manière d’être du corps. Ce que les philosophes médiévaux à la suite d’Aristote appelaient une seconde nature. Un seul exemple, notre lanagage, notre faculté de parler, s’appuie sur des habitudes. Supprimez les habitudes, vous verrez à quel point tout dans nos vies s’effondre.

3) Ces vertus sont-elles aussi vraies pour l’approfondissement de sa foi/relation à Dieu?

Mais bien sûr ! Ces vertus de l’attachement sont notre enracinement, notre sol. Je dirai d’un mot notre fidélité. Nous prenons appui sur quelque chose de solide, qui vient de loin, de très loin, et qui demeure (le mot ici est important), pour les siècles des siècles. Il est certes des choses qui passent, et heureusement ! Et je ne voudrais pas pour autant condamner les vertus de l’émancipation : la Réforme, après tout, notamment chez Calvin, a tenu à mettre debout des fidèles enfin un peu adultes, capables de lire par eux-mêmes, capables de reconnaître par eux-mêmes le pacte qui les liait, capable de gratitude justement. Mais la vertu de fidélité est sans doute ce qui nus manque aujourd’hui pour résister à ce « monde », qui est justement un monde où il nous est demandé de larguer nos attachements, de rompre avec toute routine, d’être flexibles au management de nos vies par l’Argent. Dieu résiste à cette terrifiante image de l’humanité que nous offrons. En nous offrant sa fidélité il nous donne la faculté de sentir que nous sommes toujours encore des enfants, que nous portons un attachement inaliénable.

4) Les Evangéliques, par exemple, sont très friands de messages délivrés par des prédicateurs venus des quatre coins du monde. De votre point de vue, peut-on associer cette recherche de la nouveauté à la culture ambiante?

Nous sommes tous, malgré nous, pris dans le mimétisme de ce que nous voyons faire autour de nous, or notre culture porte au plus profond d’elle-même un culte épuisant du nouveau, du neuf — et une trouille terrible du vieux et de la mort. Je ne suis pas sûr en effet que ce culte soit très chrétien. Mais dans la querelle toujours renouvelée des Anciens et des Modernes, de ceux qui estiment que tout peut resservir (les conservateurs sont des enthousiastes du recyclage) et de ceux qui estiment qu’il faut savoir jeter pour recommencer autrement (les modernes sont des mystiques du recommencement), dans cette opposition de la tradition et de la novation, de l’ancien et du nouveau, tout peut s’inverser à chaque génération. C’est qu’il est parfois des moments où le nouveau se trouve dans une situation critique, car il n’y a pas assez de résistance de l’ancien, et le nouveau alors marche sur le vide. À l’inverse il y a des périodes historiques où c’est l’ancien qui ne trouve pas assez de force vive et neuve en face de lui pour briser sa mortelle complaisance à lui-même, et le réinterpréter. La crise actuelle tient au balancement entre ces deux abîmes.

5)L’Evangile ne nous appelle-t-il pas au changement justement? Si tel est le cas, n’est-ce pas contraire à la routine? Comment comprenez-vous cet apparent paradoxe?

C’est une bonne question sans doute, et il ne faut pas oublier que cette prédication de la conversion et de la nouvelle naissance a eu un immense effet libérateur par rapport aux poids de traditions étouffantes, et par rapports à des liens qui étaient des servitudes inacceptables. Je ne veux pas oublier cela. Mais il faut revenir à ce qui fait justement la tension du paradoxe : changement par rapport à quoi ? Par rapport à quelles immobilités, à quels esclavages ? Car sinon le culte du changement pour le changement tourne à vide, et le message de la conversion devient justement une répétition vide. Il faut que l’humanité cesse de vouloir sans cesse tout changer, et s’interroge sur cela qu’il faudrait changer. Je trouve révoltant que nous confondions Dieu et notre désir de nous entourer sans cesse du neuf, de jeter les choses dès qu’elles s’abîment un peu !

6) En quoi la routine peut-elle être féconde dans le domaine de sa connaissance et de sa communion avec Dieu?

La prière, les lamentations, la louange, le psaume, sont des exercices spirituels de répétition. Au lieu d’aller chercher sans cesse de l’extraordinaire, du pathétique et du sublime, je pense oui qu’il nous faut ensemble revenir au monde ordinaire, nous dépayser dans le proche, nous rendre prochain de ce qui est à nos pieds, à portée de main. A portée d’habitudes. L’extraordinaire viendra en plus, peut-être, ce n’est pas à nous de nous en soucier. Le cœur des pratiques mystiques de tous les temps, dans l’Islam soufi, à Byzance dans le monde orthodoxe, et partout, me semble être dans la répétition méditative de quelques mots, d’un refrain, d’un geste presque inaperçu. Et comment faire pour que notre main droite ne sache pas ce que fait notre main gauche ? C’est à chacun de trouver, à tel moment de sa vie, les bonnes habitudes qui lui feront habiter vraiment ce monde et cultiver son jardin spirituel.

Olivier Abel

Publié dans Le Christianisme Aujourd’hui, Avril 2008.