« Frontières et échanges »

« J’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli (…) je vous le dis, dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »
(Matthieu 25, 43.45).

Avant d’en venir à ce qu’une telle parole peut nous donner à penser, observons d’abord qu’il n’y aurait pas d’étranger s’il n’y avait pas de frontière pour séparer l’ici de l’ailleurs, l’espace « habité » de l’espace « de passage », ceux qui partagent la même langue ou la même « histoire » de ceux qui vivent d’autres langues et d’autres histoires. Mais nous observons encore que nous ne rencontrerions jamais d’étranger si nos sociétés pouvaient vivre seules, à jamais isolées, sans échange.

S’il y a question aujourd’hui, c’est que cette double condition (les frontières et les échanges) est en pleine mutation. La planétarisation des marchés semble liquider les frontières et développer un échange qui ne sert plus à nous identifier par notre rapport aux autres. Mais comme l’échange suppose qu’il y ait encore des différences, quelque chose à échanger, d’autres frontières semblent se bétonner, tant pour résister au marché que pour l’alimenter à meilleur prix.

La figure de l’étranger, prise dans ce bouleversement, éclate. Il y a le « fanatique », celui qui ne veut pas céder sur sa différence de langue, de culture ou de religion ; c’est par excellence l’islamiste aujourd’hui. Il y a le « cosmopolite », celui qui croit que par la vitesse de ses déplacements et l’utilisation des réseaux planétaires il peut échapper à la sphère d’attraction de toute appartenance enracinée, et s’installer de plain-pied dans l’universel. Il y a le « barbare », celui qui cherche à transgresser les barrières policières et militaires, pour trouver des contrées plus clémentes. On ne peut confondre le fanatique, le cosmopolite, et le barbare, car les frontières des civilisations, du marché, ou de la géopolitique, ne sont pas de même forme, et ne donnent pas lieu au même type d' »étrangeté », même si dans la réalité ces types peuvent se combiner diversement.

Le contexte ainsi élargi (les problèmes de notre petit hexagone sont tout relatifs), revenons à la « parole » placée en exergue, pour voir si elle nous autorise à prendre parole, ou nous oblige au silence. À l’écoute d’une parole aussi insoutenable, nous disposons à l’heure actuelle de deux procédés pour réduire la tension à laquelle elle nous soumet (tension elle–même inscrite dans bien des textes bibliques, et que ravivent les conflits de nos traditions). Je forcerai un peu le trait, car ces procédés sont deux paraboles de nos conduites, brandissant leur évangélique parole comme un visa théologique.

Le premier est de laisser cette parole confondre nos catégories jusqu’à ne plus voir que le visage du Christ dans celui de tous nos étrangers. Les yeux fermés ainsi, on peut ouvrir les bras à quelqu’un qui pour venir chez nous a abandonné femme et enfants, se moque de la (re)construction de son pays, et se trouve ici prêt à tout pour réussir, en l’absence de toute obligation morale. À celui-là, généralement plus costaud et plus rusé que les autres, on dira: « toi le pauvre petit étranger, viens que je te protège contre le méchant monde ».

On contribuera ainsi paradoxalement à la dépolitisation du monde, au sentiment qu’il n’y a plus rien à faire dans l' »autre » monde, que nous sommes la seule et frêle Arche viable et heureuse dans le Déluge du monde ! Dans un siècle qui s’annonce comme celui des réfugiés, des exodes, des populations déplacées, on croira pouvoir promettre à tout le monde l’accueil dans notre arche, le droit non seulement de passer mais d’habiter. Par la charité on croira surmonter les différences de langues, de cultures et de religion, ou bien les respecter mais de loin et sans jamais s’y confronter. La déception que l’on engendre ainsi risque de se transformer d’un côté en revendication infinie, insatiable, impayable, et de l’autre en mépris pour celui qui n’a pas été à la hauteur de cet « accueil ».

Le second procédé est de rendre cette parole sur l’accueil de l’étranger à ce point impraticable qu’elle en devient tout à fait soutenable ! Parce que l’étranger n’est pas une catégorie sociale (voir la parabole du bon Samaritain), mais le retournement théologique de toutes nos catégories, on se dira, devant de pauvres bougres qui ne comprennent pas notre langue et qui attendent pendant des heures glaciales quelque formulaire aux portes de nos préfectures : « ils ne comprennent pas que c’est nous, en vérité, qui sommes les étrangers, les petits, etc. »

Ces chrétiens qui ont si bien intégré l’étrangeté de l’identité chrétienne sont désormais insensibles aux murs qui s’élèvent pour protéger le monde riche du monde pauvre. Or ce sont des murs carrément magiques : ils doivent laisser passer les marchandises mais pas les gens, ou seulement à sens unique les touristes des pays riches, ou les capitaux délocalisés qui vont faire de l’argent facile là-bas, mais non les travailleurs immigrés qui croient que l’argent est facile ici. Ils ne prendront pas garde qu’en désinstituant les chemins des migrations, on les oblige à passer autrement, mais non sans une profonde modification morale : les immigrés sont alors à l’image de notre cynisme, ils n’éprouvent plus aucune obligation morale (ni envers les leurs ou leur société d’origine, ni envers la société d’accueil), plus aucun attachement.

C’est ainsi que les interprétations théologiques de la « parole » placée en exergue, qu’elles le veuillent ou non, ont des « effets » moraux tout à fait pragmatiques, et parfois pervers. Les deux re-prises de parole proposées ont chacune leur force et leur misère, tant théologique qu’éthique. Heureusement d’ailleurs que d’autres « postures » existent à travers les textes bibliques, se corrigeant les unes les autres!

On peut ainsi retenir une interprétation plus modique. L’étranger est alors « n’importe qui », en tant qu’il est à l’image de Dieu et que je ne puis le reconnaître. Au miroir divin ainsi je peux aimer les autres comme moi-même, et aussi d’ailleurs moi-même comme un autre (comme n’importe qui). Je peux à la fois traiter les étrangers comme moi-même (1ère lecture) et moi–même comme un étranger (2ème lecture). La réciprocité entre ces deux formulations propose une certaine cohérence morale, dans notre manière de traiter concrètement les personnes étrangères (sans en faire trop vite la métaphore d’autre chose).

Paru dans « Paroles, étranger-étrangers », supplément à Information-Evangélisation, Mai 1996

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)