« Le sens de la non-violence aujourd’hui »

La non-violence prend me semble-t-il des significations différentes selon le registre ou l’échelle de vie où elle se situe, et je ne vois pas de raison de considérer ces diverses significations comme a priori réconcilées dans une conception unifiée. Je parlerai donc volontiers d’un « conflit » des non-violences, et chercherai ici à en relever quelques figures. On pourrait par ailleurs, en opposant la visée éthique d’une existence non-violente, et la sagesse pratique d’une modalité d’action où la non-violence se fait stratégie, chercher la confrontation et les passages entre le souhaitable et le possible. Ce ne sera pas ma démarche, car je préfère ici brouiller les cartes au maximum, et faire voir l’orientation stratégique de l’amour des ennemis, comme le rêve non-violent qui anime toute politique.

On peut en effet relire, dans une tradition comme celle du Sermon sur la Montagne, où Jésus exige d’aimer les ennemis, non pas tant le souhait évangélique d’une « douceur » enfin universelle qu’une approche passablement réaliste des conflits. Il s’agirait alors d’abord, en « aimant » ses ennemis, de comprendre que ses ennemis puissent avoir des amis; et cette intelligence des autres points de vues possibles sur le conflit est une dimension essentielle et souvent négligée de toute action en situation de conflit. La non-violence est alors par exemple l’acte du reporter qui va voir « de l’autre côté » pour comprendre vraiment ce qui s’y passe.

Il s’agirait ensuite d’être strictement « juste »: et si les violences s’échangent comme les biens et les cadeaux, que la loi de l’échange reste la réciprocité stricte. Or « on déteste ceux à qui on a fait du mal » (La Rochefoucauld), et l’acte de rendre le mal pour le mal modifie mon sentiment à l’égard de mon ennemi, suscite de la haine « en plus », qui fera du mal en plus, dans la logique caractéristique des représailles. L’amour des ennemis, dans cette lecture et ce contexte (dont je ne prétends pas qu’ils épuisent les possibilités de lecture et de contextualisation!), signifie non pas la dénégation du fait qu’il y ait des ennemis, mais l’exigence de ne pas surenchérir, de rester « juste » dans le conflit lui-même. Qu’est-ce qu’un guerrier « juste »? Ou qu’est-ce que le métier de « juge pour temps de guerre »? C’est aussi l’un des grands problèmes, souvent négligés, de toute action en situation de conflit.

L’appel éthique apparemment le plus inconditionnel peut ainsi prendre un sens dans les modalités de l’agir « politique » les plus conditionné par un contexte précis. A cet égard, les démocraties ont devant elle le redoutable défi d’avoir à inventer ce que j’hésite à appeler des « formes démocratiques de guerre ». Je ne parle pas de la mobilisation plus ou moins démocratique qui a permis d’incorporer de plus en plus un peuple à sa propre défense; on peut en effet la dire historiquement à la fois concurrente et solidaire de la course aux performances technologiques de destruction.

Quand je parle d’une hypothétique guerre démocratique, je veux plutôt parler du paradoxe qui voudrait que les « démocraties » ne se soient jamais fait la guerre entre elles. On le comprend, si l’on entend par violence l’acte d’occulter un différend, un conflit, et si l’on appelle démocratie l’acte d’honorer le conflit, de le porter au point de respect réciproque où il devient négociable, discutable.

Mais, et nous repartons ici de l’autre pôle de la question, les démocraties sont-elles toutes d’origine non-violente? Ne leur faut-il pas un bras armé pour soutenir leurs magistrats les plus justes? A ces premières remarques faites jadis par Ricoeur, on peut ajouter la crainte que les démocraties, entrant en guerre, mettent la démocratie entre parenthèse, jusqu’à ce que la paix ou la pacification soit établie (et les démocraties centrales ne supposent-elles pas une périphérie non-démocratique, dans le partage géopolitique actuel?).

Et puis on s’aperçoit qu’il est des moments tragiques dans l’histoire où certains conflits apparaissent comme non-négociables, de telle sorte que l’affrontement seul puisse modifier les prétentions en présence (ceci suppose que les vraies prétentions aient été clairement affichées, ce qui est rarement le cas, car la guerre se manifeste justement par la confusion des motifs de guerre). Enfin, il n’est pas improbable que lorsque l’accélération des échanges planétaires en vient à tout niveller, la guerre surgisse alors comme cette vieille machine anthropologique à refaire des frontières, des corps sociaux, de la différence.

Dans chaque cas, l’agir non-violent devra trouver des modalités spécifiques: l’acte poétique qui rouvre des promesses fondatrices et oubliées; l’acte d’intelligence qui rend négociable ce que l’on ne croyait plus négociable; l’acte symbolique qui marque une frontière, une limite, que les échanges (marchands ou militaires, ils sont toujours plus solidaires qu’on ne le croit) ne devront pas franchir.

Dans tous les cas, l' »action conflictuelle » en régime pluraliste (je préfère ce terme à celui de démocratie) est à peu près à inventer complètement (ce à quoi Alternatives non-violentes à mon avis s’emploie avec zèle). Elle refuserait le manichéisme des conflits armés qui confondent tout, et continuent à traiter tous les conflits à l’échelle des Etats-Nations, sans jamais exprimer la pluralité des conflits réels, de leurs divers théatres, types et échelles. L’agir pluraliste consiste à construire, à partir des différends, des « compromis », c’est à dire des dispositifs composites, qui peuvent être interprétés diversement, mais qui obligent les uns et les autres à cohabiter.

L’agir pluraliste qui accepte et honore le conflit, plutôt que de le liquider, porte ainsi la non-violence au coeur du vivre-ensemble, de l’agir-ensemble, qui fait selon Hannah Arendt le propre du pouvoir politique. La domination violente, dit-elle, commence quand ce vouloir-vivre-ensemble, ce vouloir-agir-ensemble, se disperse. N’est-ce pas le rêve du politique non-violent, qu’une institution qui durerait par elle-même, par le désir commun d’y vivre ensemble, et sans nulle autre obligation? Sans cette passion du « compossible », de rendre compatibles et cohabitables dans le même monde des existences qui s’excluaient, le sens même du politique s’effrite et se disperse en vaines dominations.

Paru dans Alternatives non violentes n°100

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)