« Eloge de la méduse »

Au milieu de toutes nos crises et émotions, est-il permis de traiter d’une chose vraiment sérieuse ? J’ai nommé la méduse, qui semble proliférer de façon inquiétante. La méduse est un sujet épouvantable. On raconte en Australie, parmi tant d’autres, l’histoire de cette petite fille sortie précipitamment de la mer et tombée morte presque aussitôt, sans avoir rien pu dire. La plupart des quatre mille espèces de ces invertébrés gélatineux et apparemment si nonchalants ont de longues tentacules urticantes, parfois mortelles, et toutes sont extrêmement carnivores. Certaines ont des ombelles de deux mètres, et des filaments de trente mètres de long. Et la pêche ayant réduit leurs rares prédateurs, tortues et thons, leurs colonies s’attaquent à tous les petits poissons, déstabilisant l’ensemble du milieu marin. Enfin le réchauffement climatique favorise leur multiplication dans toutes les mers du monde. C’est donc vraiment un sujet sérieux.

La méduse est d’ailleurs un vieux sujet d’épouvante. Dans la Grèce antique, la méduse Gorgone prenait immédiatement la vie de tout ce qui voyait sa face. Voir son regard invisible, c’était se trouver comme happé par l’image de la mort. C’était l’Autre non comme hôte, mais comme horreur, comme chaos, comme inhumain absolu. Un être peut-il avoir l’inquéitante transparence du non-être ? Non que la Gorgone n’ait pas eu de visage, au contraire elle n’était qu’un visage, un masque sans corps, une tête d’où sifflent d’horribles serpents, un cri si aigu qu’inaudible, capable de tuer avant même qu’on ait entendu son atroce plainte. Les Grecs anciens y voyaient la confusion hideuse du masculin et du féminin, du sexe et de la bouche, de dehors et du dedans. Et ils n’avaient pas tout à fait tort, car les méduses se reproduisent de façon asexuée, mais pour partie seulement, et ce sont des organismes qui ont une bouche, mais pas d’anus ! Quand elles ont partiellement digéré leurs malheureuses proies, elles vomissent les restes.

Sans évoquer la mémoire enfouie des six cents millions d’années pendant lesquelles leurs ancêtres ont gobé les nôtres, on comprend dans ces conditions que cet « animal » soit pour les humains d’une si abominable altérité que nous ne puissions un instant envisager de traiter ce problème global tout simplement … en le mangeant. Erreur cependant ! Depuis des milliers d’années les Chinois, Coréens et autres extrêmes asiatiques salent les méduses et les font sécher au soleil, jusqu’à en faire de petites galettes dorées et croustillantes — découpées ensuite en lanières, rapidement blanchies à l’eau bouillante, rincées, puis dessalées quelques heures, égouttées et servies avec diverses sauces, elles sont alors délicieuses et aussi prisées que les huîtres, le caviar ou les foie gras chez nous. J’ai d’ailleurs appris que les Grecs aussi savent la cuisiner, et me voici à la recherche de recettes de tous les rivages du monde, et jusqu’ici reléguées dans le silence par le conformisme du dégoût. Kant ne disait-il pas que la faim est le meilleur des cuisiniers ?

Est-il excessif de voir publié un jour un beau livre de ces recettes, agrémentées des aventures hideuses de la Gorgone, mais aussi de quelques appétissantes photos de ces êtres aux formes, mœurs et couleurs surprenantes, et qui semblent surgis d’une imagination étrange et somptueuse ? Est-il excessif d’espérer qu’une nouvelle gastronomie se développe, à l’échelle planétaire ? Peut-être pas la méduse au pot tous les dimanches, mais pourquoi pas tous les vendredis, en signe de solidarité planétaire ? Sans compter que les méduses sont nutritionnellement parfaites, puisqu’en dehors de leurs protéines, elles sont composées à 95% d’eau. J’ai osé suggérer cela à l’une de mes cousines, responsable de l’approvisionnement maritime des surgelés Picard, mais elle a accueilli mon enthousiasme avec une prudente distance. Oui, je reconnais que les méduses sont envahissantes. Mais les humains également. Et il faudra bien un jour en venir à cette question élémentaire de la vie : qui mange l’autre ?

Paru dans La Croix, le 28/11/08

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)