« Le pardon entre la mémoire et l’oubli »

« Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devait aussi pouvoir se délier par le pardon. » Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris Seuil 2000, p.595

 

Je propose de prendre le pardon comme tête chercheuse des passages entre mémoire et oubli. Jésus ne dit-il pas que « ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » » (Mat 16.19, version Segond 1910). Je ferai ici le rapprochement du « lier » avec la promesse qui est la mémoire persévérante d’un engagement tourné vers l’avenir imprévisible, et du « délier » avec le pardon qui rompt avec le passé irréversible pour rouvrir un présent nouveau, inattendu et inédit. Il n’est pas usuel de faire du pardon un thème de déliaison et de la rupture, et pourtant c’était déjà le titre du volume que j’avais consacré à ce thème aux éditions Autrement en 1992 : Le pardon, briser la dette et l’oubli. L’idée est qu’il faut pouvoir rompre avec une mémoire excessive, maladive, obsédante, un perpétuel ressentiment du passé, comme il faut pouvoir rompre avec un oubli excessif, le refoulement et le déni du passé. Ce double pouvoir, qui n’a rien de magique, est celui du pardon, qui est d’abord et simplement une parole. Le pardon, tant demandé qu’accordé, rompt avec le silence.

Tant d’une part que l’on n’a pas brisé le couvercle de l’amnésie, du « faux oubli », les crimes passés ne sont pas finis, les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir. Peut-on oublier l’irréparable? Le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. Nous sommes ici sur le versant freudien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête la continuation du passé dans le présent. C’était déjà la remarque d’Hannah Arendt que le pardon réintroduit de l’imprévisible face à l’irréversible.

Mais d’autre part il faut rompre avec la « fausse mémoire » comme on a rompu avec le « faux oubli », parce qu’il y a un point à partir duquel la mémoire n’est plus que ressentiment, comme l’oubli n’était qu’amnésie. Peut-on vraiment se souvenir de l’irréparable ? Dans la logique de la dette perpétuelle apparaît une mémoire malade, incapable d’oublier ni d’effacer, et donc incapable de se souvenir d’autre chose, ni de voir venir les nouveaux périls. Nous sommes ici sur le versant nietzschéen et deleuzien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, que tout réactive. Il rend incapable de réagir à autre chose ; il rend incapable d’agir, simplement, à nouveau. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini.

Les deux faces du problème se tiennent en respect, et il faut pratiquer et penser cette double déliaison, ce délicat zigzag entre les deux difficultés. Le pardon n’est pas magique, disions nous, et suppose un certain nombre de conditions : 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, etc. Mais il n’est pas automatique non plus, on n’est jamais sûrs que cela marche. Même quand on a réuni toutes ces conditions (qui sont d’ailleurs discutables), on n’est jamais assurés que la parole va se frayer un chemin et bouleverser la situation. On le voit, il n’est pas si facile de « délier ». Le pardon est une parole résistible, incertaine, et confiée aux autres qui peuvent la relever ou la laisser se perdre. Mais quand cette parole d’ailleurs discrète, presqu’inaudible parfois, introduit son zigzag entre nos mémoires et nos oublis, elle en brouille les partages trop faciles et nous laisse bouleversés de reconnaissance, libérés d’un passé qui ne parvenait pas à passer, et capables à nouveau du présent. Capables de promettre et d’accueillir les promesses.

 

Paru dans le Bulletin de l’Oratoire du Louvre N°787 – Juin 2011